Certains épisodes de la vie sociale ou culturelle sont plus révélateurs que d’autres.
Une controverse a éclaté autour de la nomination inattendue aux Oscars d’Andrea Riseborough comme meilleure actrice pour son rôle dans To Leslie, un film à petit budget.
Cette nomination a consterné les dirigeants des conglomérats géants qui gèrent le secteur du divertissement et leurs hommes et femmes de paille dans les médias, ainsi que les racialistes qui s’attendaient à ce que le prix revienne à Viola Davis (pour The Woman King) ou Danielle Deadwyler (pour Till), deux actrices afro-américaines.
En effet, la nomination de Riseborough a perturbé plusieurs plans, sur lesquels reposaient à leur tour beaucoup d’argent et de prestige. Une nomination aux Oscars ajoute souvent des millions, voire des dizaines de millions de dollars, aux revenus qu’un studio tire d’un film donné, tandis qu’une victoire rapporte encore plus. Les nominations et les victoires peuvent également augmenter considérablement la «valeur marchande» d’un producteur, d’un réalisateur ou d’un interprète.
To Leslie a été tourné en 19 jours seulement, au plus fort de la pandémie. Son budget était inférieur à 1 million de dollars. Les droits de distribution ont été acquis par Momentum Pictures, qui lui a donné une sortie limitée en salles en octobre 2022, qui n’a rapporté que 27.000 dollars, et une sortie en streaming à la demande.
Le film, qui se déroule dans l’ouest du Texas, suit une femme au passé et au présent troublés, Leslie «Lee» Rowlands (Riseborough). Six ans avant que les parties principales du film ne se déroulent, Leslie a gagné 190.000 dollars à la loterie. Nous apprenons qu’elle a inconsidérément et très publiquement dépensé cet argent de diverses manières, notamment en consommant de l’alcool et des drogues. À un moment donné, alors que son état financier et émotionnel s’effilochait, elle a abandonné son fils James.
Aujourd’hui, alcoolique sans espoir et pratiquement sans abri, Leslie cherche de l’aide auprès de son fils et de deux amis aigris. Elle brûle aussi les ponts avec eux, trouvant finalement un emploi subalterne dans un motel, payé 7 dollars l’heure. Au plus bas, elle abandonne l’alcool et tente de changer de vie.
To Leslie n’est pas sans défaut, il comporte des éléments artificiels et exagérés, mais il s’efforce incontestablement et sincèrement de faire preuve de réalisme psychologique et social. Riseborough est sans aucun doute une interprète intrépide et engagée.
Le film laisse entrevoir, même s’il ne les approfondit pas, les conditions économiques misérables qui encadrent et rendent compréhensible le désastre de la toxicomanie aux États-Unis. Quelque 140.000 personnes meurent chaque année d’un excès d’alcool, tandis que 92.000 ont succombé à des surdoses de drogue en 2021. De plus, 47.000 Américains se sont suicidés l’année dernière.
Les personnes associées à To Leslie et leurs amis et collègues ont lancé une campagne à la fin de l’année dernière pour promouvoir la candidature de Riseborough à une nomination aux Oscars. Plusieurs personnalités, frappées par son travail dans le film, ont finalement apporté leur soutien à l’actrice britannique, notamment Sarah Paulson, Patricia Clarkson, Cate Blanchett, Debra Winger, Ed Harris, Amy Ryan, Anne Archer, Frances Fisher, Charlize Theron, Edward Norton et bien d’autres. Cet effort a réussi à convaincre un nombre suffisant des 1.336 membres de la branche des acteurs de l’Académie pour que Riseborough obtienne la nomination, annoncée le 24 janvier, que le Los Angeles Times a décrite comme «l’une des plus choquantes...de l’histoire des Oscars».
Ostensiblement, un oscar est censé être décerné à une œuvre ou à un individu qui mérite d’être reconnu sur la base de son mérite artistique. Le règlement officiel de l’Academy of Motion Pictures Arts and Sciences stipule que les oscars sont décernés chaque année «pour honorer des réalisations artistiques et scientifiques exceptionnelles». Dans un texte que l’AMPAS ajoute à la plupart de ses déclarations officielles, l’organisation se vante de ses efforts pour «célébrer et reconnaître l’excellence dans la réalisation de films».
Dans le débat sur To Leslie, cependant, cette prétention a été jetée par-dessus bord, et les intérêts commerciaux grossiers ont été mis en avant. Deadline s’est senti obligé de noter que «To Leslie a rapporté un peu plus de 27.000 dollars lors de sa brève sortie en salles en octobre, ce qui en fait l’un des films les moins rentables à avoir obtenu une nomination aux Oscars.»
Comme nous l’avons noté [article en anglais] en 2016, l’Académie pompeusement nommée a été «créée en 1927 à l’instigation de Louis B. Mayer, le chef de la Metro-Goldwyn-Mayer et peut-être la personne la mieux payée d’Amérique à l’époque, essentiellement pour prévenir la syndicalisation de l’industrie cinématographique. Dans un style propatronat, Mayer espérait qu’en créant une 'Académie', avec différentes branches, les artistes et les travailleurs du cinéma auraient le sentiment de faire partie de l’industrie et ne formuleraient pas de demandes déraisonnables.» L’AMPAS a toujours été et reste une créature des grands studios, désormais des filiales de conglomérats géants.
La réponse officielle «choquée» à la nomination de Riseborough rappelle ce fait avec un certain degré de force. Elle souligne le caractère largement embaumé et scénarisé du processus de vote et de la cérémonie elle-même. Ceux qui le contestent pourraient bien s’attendre à être qualifiés d’«agitateurs extérieurs» ou de «saboteurs».
Visiblement irritée et désorientée par la nomination imprévue de Riseborough, l’Académie a lancé une «révision des procédures de campagne autour des personnes sélectionnées cette année, afin de s’assurer qu’aucune directive n’a été violée». Selon le règlement de l’AMPAS, les partisans d’un film ne sont pas autorisés à faire campagne directement pour l’œuvre, en demandant aux membres de l’Académie de voter pour elle ou en dénigrant ses concurrents. Tout observateur a compris que la «critique» en question visait la campagne pour To Leslie.
Encore une fois, compte tenu de la nature de l’Académie, formidable institution de l’establishment américain, on ne doit pas s’étonner de l’hypocrisie époustouflante de cette enquête.
Les studios d’Hollywood contournent l’interdiction de faire directement campagne pour les Oscars par une douzaine de moyens différents et bien rodés. Comme l’a expliqué le journaliste Tom Chapman en 2021, «les studios publient des annonces commerciales, créent des dossiers de relations publiques sur papier glacé portant la mention 'Pour votre considération' et invitent la presse à des réceptions pour susciter l’intérêt envers leurs candidats».
Les entreprises dépensent de vastes sommes d’argent chaque année pour promouvoir leurs films. En 2019, par exemple, Variety a noté que «les budgets de la campagne des Oscars pour les films cherchant à être nommés dans plusieurs catégories... peuvent atteindre 20 à 30 millions de dollars, car les entreprises rivalisent entre elles pour mieux régaler les électeurs des Oscars, selon les initiés des différents studios et diffuseurs.»
David Mouriquand, d’Euronews, a récemment souligné que les «vastes bombardements de 'Pour votre considération' comprennent l’envoi de projections, des entrevues, des déjeuners somptueux, des publicités sur les lieux de tournage et des campagnes de marketing direct, afin d’obtenir le plus de votes possible... Cela se résume à: Plus la campagne est coûteuse, plus un film a de chances d’obtenir une nomination.» Le processus est profondément corrompu.
Mouriquand a suggéré que «tout ce système (ou jeu truqué, selon la façon dont on le regarde) signifie que les petites productions à petit budget se retrouvent dans une impasse et que l’Académie – qui répond aux studios – est embarrassée par quiconque contacte directement un électeur au sujet de son vote par d’autres (moins chers et plus rentables) moyens».
L’humoriste et acteur Marc Maron, qui joue dans To Leslie, a noté avec colère sur son podcast populaire que l’Académie «a décidé d’enquêter sur la campagne populaire d’Andrea Riseborough pour lui obtenir une nomination aux Oscars...Parce que je suppose que cela menace tellement leur système qu’ils ont sont complètement achetés par la grande entreprise sous la forme des studios.»
Maron a poursuivi: «Des millions de dollars [sont] investis dans des mois de campagnes publicitaires, de publicité, de projections par de grandes entreprises de divertissement, et Andrea a été défendue par ses pairs...L’Académie a dit: 'Eh bien, nous devons jeter un coup d’oeil à cela. Ce n’est pas comme ça que c’est censé fonctionner. Les artistes indépendants ne méritent pas l’attention de l’Académie tant que nous ne voyons pas comment cela fonctionne exactement. Nous allons donc nous pencher sur la question'».
En fin de compte, le 31 janvier, l’Académie a déterminé à contrecœur, «généreusement», que la campagne pour l’actrice «n’atteint pas à un niveau tel que la nomination du film devrait être annulée.» L’enquête, délibérément ou non, a certainement entaché une nomination bien méritée.
L’attaque racialiste contre la nomination de Riseborough complémente l’attaque de la grande entreprise. De manière appropriée d’ailleurs. L’accroissement des inégalités sociales et l’émergence d’entreprises multimilliardaires ayant la mainmise sur l’industrie du divertissement se sont accompagnés de l’émergence et de la croissance d’une couche afro-américaine aisée à Hollywood et ailleurs, mue par des motifs égoïstes et cupides.
Les médias et cette couche elle-même ont réagi à la nomination de Riseborough comme s’ils avaient été privés d’un héritage attendu et bien mérité.
Le critique du Los Angeles Times Robert Daniels, qui en a dit plus qu’il n’en avait peut-être l’intention, a posé la question suivante: «Qu’est-ce que cela signifie que les femmes noires qui ont fait tout ce que l’institution leur a demandé – dîners de luxe, projections privées à l’Académie, rencontres, messages télévisés et profils dans les magazines – sont ignorées alors qu’une personne qui a tout fait en dehors du système est récompensée?» Il faut être irrémédiablement empêtré dans le système existant et le soutenir pour poser la question de cette manière.
Playlist s’est plaint que, quelle que soit «l’intention des votants de la branche des acteurs de l’AMPAS, la perception de certains membres est qu’une flopée de femmes blanches puissantes ont fait une campagne excessive pour une autre femme blanche au détriment de deux performances reconnues d’actrices noires [Davis et Deadwyler]».
Le New York Times, bien sûr, a abondé dans le même sens. Après avoir soulevé la question fallacieuse de savoir «si les efforts déployés en faveur de Mme Riseborough avaient violé le règlement des Oscars», le Times a évoqué la possibilité que Riseborough, «qui est blanche, ait obtenu une nomination qui aurait pu autrement être attribuée à une actrice noire comme Viola Davis.. ou Danielle Deadwyler».
L’argument est absurde. Tout d’abord, il faut mettre Davis de côté, car, bien qu’elle soit une excellente actrice, elle jouait dans une falsification historique ridicule et caricaturale, The Woman King.
Quant à Till, sa réalisatrice, Chinonye Chukwu, n’a pas fait beaucoup d’efforts pour dissimuler son puissant et arrogant sentiment d’avoir droit dans une déclaration publiée après l’annonce des nominations aux Oscars, observant d’un ton catégorique sur Instagram: «Nous vivons dans un monde et travaillons dans des industries qui s’engagent si agressivement à maintenir la blancheur et à perpétuer une misogynie éhontée envers les femmes noires.»
Encore une fois, Chukwu laisse entièrement en dehors de la discussion toute préoccupation pour la valeur artistique ou sociale des films. Elle parle comme si quelqu’un avait volé un «créneau» qui lui avait été réservé à l’avance. Tout ce qu’elle avait à faire, apparemment, était de se présenter et de réclamer son prix.
En termes objectifs, le cas dramatisé dans Till, celui d’Emmett Till, ce garçon noir de 14 ans originaire de Chicago brutalement torturé et abattu dans le Mississippi en août 1955, a un poids incommensurable par rapport aux événements traités dans To Leslie. Cette atrocité raciste a eu un effet galvanisant sur l’opinion publique américaine et mondiale et a joué un rôle dans le déclenchement du mouvement de masse pour les droits civiques.
Toutefois, la manière dont l’événement est traité et la finalité du film sont des questions primordiales dans le cadre de la présente discussion. Comme l’a fait valoir le WSWS dans sa critique de Till, la grande faiblesse du film, «qui correspond à l’obsession contemporaine pour la race et le genre», réside dans le fait qu’il traite «le meurtre comme une question qui concerne presque uniquement les Noirs, comme un crime commis par un groupe de méchants Blancs – par implication du moins, dans le cadre d’une lutte sans fin entre Noirs et Blancs en Amérique».
«Cette attitude essentiellement anti-historique et moralisatrice a des conséquences artistiques et émotionnelles aussi bien que politiques», avons-nous fait valoir. «Elle contribue à expliquer le caractère résolument pédant et largement peu engageant du film. On n’a pas l’impression qu’un événement d’importance historique mondiale est en train de se produire.»
De ce point de vue, To Leslie, avec son portrait convaincant des aspects de la vie américaine contemporaine qui parle des conditions de toutes les sections de la population active, et qui se termine de manière émouvante, est une œuvre plus valable et plus perspicace.
Pour réitérer, le seul «scandale» dans l’affaire Riseborough concerne le caractère ordinairement étroit et manipulé du processus de nomination de l’Académie et le rôle immonde de la politique raciale.
(Article paru en anglais le 2 février 2023)