Les élections législatives anticipées qui se sont tenues dimanche au Portugal marquent une nette escalade de la crise politique et sociale en train de s'aggraver dans le pays. Elles se sont déroulées sur fond de campagne anti-immigrés hystérique de la part du parti néofasciste Chega (Ça suffit) et de l'Alliance démocratique (AD), dont le gouvernement a annoncé des expulsions massives quelques jours avant le scrutin.
Dans un contexte d'austérité qui dure depuis des décennies, d'effondrement des services publics et de stagnation des salaires – conditions imposées par les gouvernements successifs du Parti socialiste (PS) avec le soutien du Parti communiste (PCP) et du Bloc de gauche – de larges couches de la population ont été incitées à voter Chega. La montée électorale de Chega n'est pas le résultat de l'émergence d'un mouvement fasciste de masse. Elle reflète bien plutôt la faillite et le caractère réactionnaire de l'establishment politique, au Portugal comme dans toute l'Europe, qui n'offre qu'un exutoire d'extrême droite au mécontentement croissant des masses envers le système en place.
Lors des élections, l'Alliance démocratique (AD), alliance de droite au pouvoir au Portugal et dirigé par le Premier ministre par intérim Luís Montenegro, a remporté le plus grand nombre de voix pour sa deuxième victoire électorale consécutive. Pourtant, elle n'a pas réussi à obtenir de majorité parlementaire, et fut la troisième élection nationale non concluante en autant d'années. L'AD a remporté 32,7 pour cent des voix et 89 sièges, ce qui est encore loin des 116 sièges nécessaires pour gouverner. Les partis traditionnels au pouvoir au Portugal ne peuvent asseoir leur légitimité ni former un gouvernement durable après des années d'austérité sociale qui ont appauvri de larges couches de la classe ouvrière.
Dans son discours de victoire, Montenegro a vanté la multiplication par dix de l'avance de l'AD sur le PS, passant de 51 000 voix aux élections de l'an dernier à plus d'un demi-million de voix, et a exigé la « stabilité ». « Le peuple ne veut pas d'un autre gouvernement ni d'un autre Premier ministre. Nous exigeons d'être autorisés à gouverner », a-t-il déclaré.
Derrière cet appel se tient un programme réactionnaire : privatisation de la compagnie aérienne nationale TAP, vastes coupes dans les retraites, intensification des attaques contre les droits des travailleurs et alignement total sur les plans de guerre de l’OTAN contre la Chine et la Russie. Cela comprend une expansion historique des dépenses militaires en prévision de guerres impérialistes à l’extérieur et des attaques brutales contre les droits démocratiques et sociaux, au nom du renforcement de la « compétitivité » du capitalisme portugais.
Le fait politiquement le plus explosif de cette élection est la montée continue du parti néofasciste Chega, dirigé par le démagogue et ex-commentateur sportif André Ventura. Chega réclame des expulsions massives d'immigrés, la militarisation des forces de l'ordre et le rétablissement de la peine de mort, ainsi que des baisses d'impôts pour les plus riches, des attaques contre les retraites et les prestations sociales, et un renforcement de l'austérité. Ventura revêtit ce programme d'appels démagogiques aux « Portugais oubliés », imputant aux immigrés et aux minorités comme les Roms la responsabilité d'une crise sociale engendrée par le capitalisme.
Chega a obtenu 22,6 pour cent des voix, égalant pour la première fois le PS avec 58 sièges, en attendant l'attribution définitive des quatre sièges d'outre-mer. Depuis son entrée au Parlement en 2019 avec un seul député, Chega a connu une progression ininterrompue, avec 12 sièges en 2022, 50 en 2024, et est désormais sur le point de détrôner le PS comme deuxième parti du pays.
La percée de Chega a été particulièrement marquée dans les régions du sud comme Beja, Setúbal, Portalegre et l'Algarve, bastions historiques du PS et du PCP stalinien. Elle constitue une accusation dévastatrice de la politique anti-ouvrière mise en œuvre par les gouvernements successifs du PS soutenus par le PCP.
Le triomphalisme de Ventura était pleinement affiché le soir des élections :« Aujourd'hui, nous pouvons annoncer avec assurance que le système bipartite du Portugal a pris fin », a-t-il déclaré. « Chega est devenu le deuxième parti politique. Aujourd'hui, nous réglons nos comptes avec l'histoire », a-t-il ajouté. Il a lancé un avertissement menaçant : « Vous n'avez encore rien vu. »
La formation d'un nouveau gouvernement pourrait s'avérer difficile. Montenegro a réitéré son refus de former une coalition avec Chega, qualifiant le parti de «peu fiable» et «inapte à gouverner». Chega, quant à lui, ne semble plus intéressé à soutenir AD. Contrairement à 2024, Ventura a renoncé à toute alliance et se positionne désormais ouvertement comme Premier ministre d’alternative. «Nous sommes presque au point où nous pouvons gouverner», a-t-il déclaré. «Plus rien ne sera comme avant au Portugal.»
Qu'un pacte formel soit conclu ou non, l'extrême droite est désormais au cœur de la politique officielle portugaise. C'est la première fois depuis la chute du régime fasciste de l'Estado Novo en 1974 que de telles forces exercent une influence directe sur l'orientation de la politique portugaise, que ce soit de l'intérieur ou de l'extérieur du gouvernement.
La responsabilité de cet état de choses incombe à ce qui passe pour la gauche au Portugal. Le PS social-démocrate, la Coalition démocratique unitaire (CDU), dominée par les staliniens, et le Bloc de gauche pabliste ont enregistré leur pire résultat combiné depuis la chute de la dictature. Ensemble, ils n'ont recueilli que 30 pour cent des voix. Ventura s'est réjoui de leur humiliation : « Chega a surpassé le parti de Mário Soares [PS], a tué le parti d'Álvaro Cunhal [PCP] et a anéanti le Bloc de gauche. »
Le PS, autrefois le parti politique dominant du Portugal post-Révolution des Œillets, n'a recueilli que 23 pour cent des voix, passant de 78 à 58 sièges. Ce n'est qu'en 1985 et 1987 que ses résultats ont été plus mauvais. Peu après la confirmation des résultats, le leader du PS, Pedro Nuno Santos, a démissionné de son poste de secrétaire général du parti.
Le Bloc de gauche, soutenu par les pablistes, qui détenait autrefois 19 sièges et fut un pilier essentiel du gouvernement PS durant son mandat de 2015 à 2019, s'est effondré à seulement 2 pour cent des voix et n'a conservé qu'un siège pour sa dirigeante, Mariana Mortágua. La CDU, dirigée par le PCP, n'a obtenu que 3 pour cent des voix et conservé trois sièges, soit pas plus que l'année dernière. Tous deux ont été dépassés par Livre (Libre), une scission du Bloc de gauche formée en 2011. Livre a obtenu 4 pour cent des voix et détient désormais six sièges.
Ces partis sont largement méprisés pour leur rôle de soutien direct des gouvernements d'austérité dirigés par le PS. Le PS a gouverné de 2015 à 2024, imposé l'austérité de l'UE, démantelé les protections des travailleurs et soutenu la campagne de guerre impérialiste de l'OTAN au Moyen-Orient et en Europe de l'Est. Le PCP et le Bloc de gauche ont soutenu le gouvernement PS par le biais de l'accord dit « Geringonça », fournissant ainsi un appui parlementaire à des attaques sociales de grande ampleur.
Cette alliance a imposé des coupes brutales dans les services publics, supervisé la flambée des prix du logement, réprimé les grèves ouvrières (déployant notamment l'armée contre les camionneurs en grève) et injecté des milliards d'euros dans le renflouement de grands trusts et dans les dépenses militaires. Même après la fin de l'alliance officielle, les deux partis ont continué de soutenir les budgets du PS, sa politique d'«immunité collective» durant la COVID et son appui à la guerre de l'OTAN en Ukraine.
En 2023, le Premier ministre PS Antonio Costa a défendu le début du génocide des Palestiniens de Gaza par Israël, déclarant: «Israël a parfaitement le droit de se défendre en agissant militairement contre le Hamas, mais en respectant les populations civiles de Palestine.» Sous son gouvernement, le Portugal a délivré des licences d'exportation de biens militaires vers Israël pour un montant total de plus de 12,5 millions d'euros.
Ce n'est qu'en 2022 que le Bloco (Bloc de gauche) et le PCP ont voté contre le budget du PS, tentant tardivement de sauver leur réputation, face à une opposition massive de la classe ouvrière, qui s'est traduite par une vague de grèves dans divers secteurs comme l'éducation, la santé, les transports et l'administration publique. Cette vague de grèves a notamment ouvert la voie fin 2022 à une escalade continue l'année suivante, le nombre de travailleurs grévistes, tous secteurs confondus, ayant augmenté de 288 pour cent en 2023.
La trahison de ces luttes a créé les conditions de la progression de l'extrême droite. Alors que les salaires stagnent et que les services publics s'effondrent, le Portugal est confronté à une profonde crise du logement, alimentée par le capital spéculatif et le tourisme de masse. Les prix de l'immobilier ont augmenté de 9 pour cent l'an dernier, tandis que les loyers ont atteint à Lisbonne leur plus haut niveau depuis trente ans. Parallèlement, le salaire mensuel moyen s'élève à seulement 1 200 € avant impôts et le salaire minimum à 870 €, parmi les plus bas d'Europe occidentale.
Depuis le début de l'année 2025, les travailleurs portugais ont une fois de plus réagi avec détermination face à la détérioration de la situation, en menant des grèves dans presque tous les secteurs. Au cours du seul premier trimestre, 224 préavis de grève ont été déposés, la plupart pour protester contre la stagnation des salaires. La participation a été massive, des dizaines de milliers de personnes participant à des actions allant de petits débrayages d'usine à des grèves nationales.
Parmi celles-ci, on compte une grève nationale des enseignants des institutions privées de solidarité sociale, une grève de 24 heures des contrôleurs de train du CP [Comboios de Portugal], des grèves tournantes des conducteurs de train et d'autres travailleurs ferroviaires, une grève nationale des soignants, une grève générale des fonctionnaires et des travailleurs du secteur public, une grève de trois jours des travailleurs de Teijin (industrie automobile) et un arrêt de travail de deux heures à l'usine textile AUNDE Portugal.
L'escalade des grèves révèle quelle est la véritable force sociale capable d'enrayer la progression du fascisme : la classe ouvrière. Ses actions expriment l'immense pouvoir social qui réside dans la résistance collective de la classe ouvrière, au Portugal, en Europe et à l'international. Mais ce mouvement a besoin d'une direction politique et d'une perspective révolutionnaire.
La tâche essentielle consiste désormais à construire une section portugaise du Comité international de la Quatrième Internationale (CIQI). Seule la classe ouvrière, unie par-delà toutes les frontières nationales, raciales ou ethniques, armée d'un programme politique clair et d'une direction révolutionnaire, peut stopper la marche vers le fascisme et ouvrir la voie au socialisme.
(Article paru en anglais le 20 mai 2025)