Jusqu'à il y a quelques années, les États-Unis et les puissances européennes travaillaient en étroite collaboration pour encercler la Russie et mettre sous leur contrôle l'Europe de l'Est et une grande partie de l'ancienne Union soviétique.
Entre 1999 et 2004, l'OTAN a absorbé tous les anciens membres du Pacte de Varsovie, ainsi que les anciennes républiques soviétiques baltes. Ont suivi les États successeurs de la Yougoslavie et des «partenariats» avec les anciennes républiques soviétiques de Géorgie, de Moldavie, d'Arménie, d'Azerbaïdjan et du Kazakhstan. En 2014, les États-Unis et l'Europe ont orchestré conjointement un coup d'État à Kiev afin de placer l'Ukraine sous leur influence, provoquant ainsi la guerre actuelle.
Mais aujourd'hui, l'axe du conflit se déplace. La rivalité entre les États-Unis et l'Europe prend une importance grandissante. Les voleurs se disputent le butin. La tentative de Trump de conclure un accord avec Poutine au détriment des Européens et de l'Ukraine se heurte à une vive hostilité des capitales européennes.
«Les Européens paient aujourd’hui le prix de leur manque d’investissement dans leurs capacités militaires ces dernières années», explique Claudia Major du German Marshall Fund, une voix influente dans la politique étrangère européenne, «les Européens ne sont pas à la table des négociations car, pour reprendre les mots de Trump, ils n’ont pas les cartes en main.»
Les puissances européennes mettent tout en œuvre pour saboter les plans de Trump concernant l'Ukraine. Jusqu'à présent, avec un certain succès. La rencontre de cinq heures entre l'émissaire de Trump, Steve Witkoff, et Poutine, qui s'est tenue mardi à Moscou, n'a abouti à aucun résultat. Les pouvoirs européens ont modifié le plan initial en 28 points de Witkoff au terme de négociations ardues, à tel point qu'il est inacceptable pour Moscou.
Mais, comme le dit Major, ils ne disposent pas «des cartes» nécessaires pour poursuivre la guerre sans le soutien des États-Unis. Ces derniers réduisent leur financement à l'Ukraine et font payer à l'Europe les livraisons d'armes. Le régime de Zelensky, sur lequel comptent les Européens, s'enlise dans un bourbier de scandales de corruption et, face à l'opposition croissante à la guerre, peine de plus en plus à recruter la chair à canon nécessaire.
Le général Freuding, nouveau chef de l'armée allemande et ancien responsable de la coordination de l'aide à l'Ukraine, a déploré dans The Atlantic une rupture totale des communications avec l'armée américaine. Auparavant, il pouvait contacter celle-ci «jour et nuit». «On a un ennemi à nos portes et, en même temps, on perd un ami précieux», a-t-il déclaré. Par ennemi, il désignait la Russie, et par ami, les États-Unis.
L'absence inexpliquée du secrétaire d'État américain Marco Rubio à la réunion de l'OTAN tenue mercredi à Bruxelles et prévue de longue date témoigne également des tensions croissantes entre l'Europe et les États-Unis. Afin de renforcer militairement l'Ukraine et d'apaiser les États-Unis, les ministres des Affaires étrangères présents ont décidé d'accroître l'aide militaire à l'Ukraine et d'acheter chaque mois pour au moins un milliard de dollars d'équipements militaires américains destinés à ce pays.
Le conflit transatlantique s'est surtout intensifié durant le second mandat de Trump. Lui et de nombreux républicains considèrent depuis longtemps la confrontation avec la Russie comme une mauvaise guerre et souhaitent concentrer la puissance militaire américaine encore plus fortement sur la Chine.
Mais les tensions au sein de l'OTAN ont des causes encore plus fondamentales. L'alliance entre les États-Unis et l'Europe, les deux plus grands blocs impérialistes, a toujours constitué une anomalie historique. Forgée d'abord par la Guerre froide contre l'Union soviétique, elle eut ensuite pour base, après la dissolution de celle-ci, une expansion commune en Europe de l'Est.
De nos jours, la crise mondiale du capitalisme et la lutte acharnée qui l'accompagne pour les matières premières, les marchés et les profits déchirent l'alliance entre ces deux blocs impérialistes, qui représentent à eux seuls 45 pour cent de la production économique mondiale. Les droits de douane punitifs imposés par Trump à l'UE en sont une autre manifestation.
Il y a trente ans, le géo-stratège américain Zbigniew Brzezinski expliquait dans son best-seller «Le Grand Échiquier: La primauté américaine et ses impératifs géostratégiques» que le maintien de la domination mondiale américaine dépendait de la prévention de l’émergence d’une puissance économiquement égale en Europe et en Asie. Cela concernait non seulement la Chine et le Japon, mais aussi l’Allemagne et l’Union européenne.
Avec son plan pour l'Ukraine, Trump a anéanti le mythe selon lequel cette guerre a été une affaire de liberté, de démocratie, de droit international ou d'autres valeurs nobles. Il lie si ouvertement la fin de la guerre au chantage économique et aux intérêts commerciaux de son propre clan familial que même dans une histoire du capitalisme marquée par la corruption il est difficile de trouver semblable précédent.
Trump ne s'intéresse pas à la paix. Même si la guerre en Ukraine prenait fin, ce ne serait que le prélude à une nouvelle phase de la lutte violente pour le partage impérialiste du monde. Le Venezuela est déjà dans le collimateur de l'armée américaine, et la Chine est systématiquement encerclée.
Le Wall Street Journal, qui critique la politique ukrainienne de Trump d'un point de vue de droite, a publié un article détaillé, intitulé «Faire de l'argent, pas la guerre: le véritable plan de paix de Trump en Ukraine», à propos des projets lucratifs que Steve Witkoff, ami et négociateur en chef de Trump et son homologue russe Kirill Dmitriev discutent depuis des mois. Jared Kushner, gendre de Trump, qui a déjà engrangé des milliards pour ses entreprises en tant que «négociateur de paix» au Moyen-Orient, est lui aussi impliqué.
Ces projets vont de l'extraction conjointe de gaz, de pétrole et de terres rares dans l'Arctique à l'utilisation de 300 milliards de dollars de fonds gelés de la banque centrale russe pour des projets d'investissement américano-russes, en passant par le retour d'ExxonMobil et d'autres sociétés américaines en Russie, et la remise en service du gazoduc Nord Stream endommagé et sa vente à Stephen P. Lynch, un investisseur proche de Trump.
L'Allemagne, qui n'avait cessé d'acheter du gaz naturel russe bon marché qu'après la destruction du gazoduc par des saboteurs, pourrait à nouveau s'en procurer – moyennant une forte majoration de prix versée à un intermédiaire américain. Rien d'étonnant alors à que les intéressés européens déclenchent un tollé. S'ils ne s'expriment pas plus ouvertement, c'est uniquement parce qu'ils n'ont pas les «cartes en main» et ne souhaitent pas provoquer davantage Trump.
L'accord proposé met également en lumière le caractère de classe du régime de Poutine. Le représentant des oligarques russes, qui doivent leur fortune au pillage des biens sociaux de l'Union soviétique, est assis sur une poudrière sociale et ne peut se maintenir au pouvoir qu'au prix de manœuvres désespérées. Son rapprochement avec Trump, le gangster et aspirant dictateur de la Maison-Blanche, ressemble à un pacte avec le diable qui se retournera inévitablement contre la Russie.
Kirill Dmitriev, principal négociateur de Poutine, est l'archétype de l'oligarque impitoyable qui s'enrichit grâce à la guerre et aux conflits et qui change de camp au gré des circonstances. Né à Kiev en 1975, ce banquier d'affaires entretient des liens personnels avec le président russe grâce à une amitié familiale étroite avec sa fille, Katerina Tikhonova.
Dmitriev partit aux États-Unis pour étudier l'économie à Stanford et à Harvard, puis travailla pour Goldman Sachs et McKinsey. En 2000, il retourna en Russie et travailla longtemps pour l'oligarque ukrainien Viktor Pinchuk, deuxième fortune du pays et principal financeur de la Révolution orange et du mouvement Maïdan. Pinchuk entretenait également des liens étroits avec l'oligarque Igor Kolomoïsky, protecteur du président Zelensky. C'est grâce à la recommandation de Pinchuk en 2011 que Dmitriev a obtenu son poste actuel à la tête du Fonds d'investissement public russe (RDIF).
Les puissances européennes se sentent flouées par Trump et sont donc furieuses contre lui. Elles ont investi 178 milliards d'euros dans la guerre en Ukraine pour contrôler le pays et soumettre la Russie. Et maintenant, elles risquent de rentrer bredouilles et de se retrouver face à une Russie plus forte.
Le renommé journaliste économique Wolfgang Münchau se voit «à la veille de la défaite la plus humiliante de l'Europe moderne». Il raille des pouvoirs européens impuissants qui «croient pouvoir préserver leur bien-être et leur influence par la réglementation, la procédure, l'État de droit et les institutions internationales. Les Européens rêvaient d'un monde où personne n'agit de manière stratégique», écrit-il. «Comme aucun président américain avant lui, Trump met à nu les illusions de l'Europe, son manque de réflexion et d'action stratégiques. Voilà pourquoi les Européens le détestent tant. Et en vain.»
On entend et on lit partout dans les cercles dirigeants européens des idées similaires: «Il faut faire comme Trump. Adieu État-providence, réglementations, État de droit et institutions internationales! Il faut penser et agir de manière stratégique, autrement dit, faire la guerre!» Les gouvernements européens se réarment, doublent voire triplent leurs dépenses militaires et en font supporter le coût à la classe ouvrière. Ce faisant, ils retirent aussi le fondement pour tout compromis social et mettent à l’ordre du jour de furieuses luttes de classes.
C’est là que réside la réponse à la guerre et à la dictature. Seul un mouvement indépendant de la classe ouvrière internationale luttant contre le capitalisme et pour la construction d'une société socialiste peut empêcher la société de sombrer dans la catastrophe.
(Article paru en anglais le 4 décembre 2025)
