Le gouvernement du Parti conservateur uni (PCU) de l’Alberta organisait lundi un référendum dans le but de donner un air de légitimité populaire à sa demande d’abolition de la «péréquation». Programme du gouvernement fédéral ancré dans la Constitution, la péréquation fournit un financement supplémentaire aux «provinces les plus pauvres» dans le but déclaré d’assurer «des niveaux de services publics raisonnablement comparables à des niveaux d’imposition raisonnablement comparables» dans tout le Canada.
Le référendum de lundi est un coup de force réactionnaire, sans valeur légale. Il a pour but d’attiser les divisions régionales et d’enhardir les forces de droite et d’extrême droite de l’«Alberta First», afin de détourner la colère populaire croissante face à la crise sociale qui sévit dans la province; d’intensifier l’assaut de toutes les factions de la classe dirigeante canadienne contre les services publics, qui dure depuis des décennies; et de renforcer la main de l’élite capitaliste albertaine dans sa quête d’une plus grande autonomie et d’un droit de regard plus important sur la formulation de la politique nationale, notamment en ce qui concerne l’énergie et les changements climatiques.
Le référendum a été programmé pour coïncider avec les élections municipales quadriennales de la province. La question posée aux électeurs est la suivante: «L’article 36(2) de la Loi constitutionnelle de 1982 – l’engagement du Parlement et du gouvernement du Canada à l’égard du principe du paiement de la péréquation – devrait-il être retiré de la Constitution?»
La péréquation a été introduite par l’élite dirigeante du Canada dans les années 1950, dans des conditions où elle cherchait à consolider le développement économique national, dans le cadre du système financier de Bretton Woods de l’après-Seconde Guerre mondiale, et à façonner un nouveau nationalisme canadien afin de renforcer son emprise politique et idéologique sur une classe ouvrière militante, nouvellement organisée en syndicats industriels de masse. Lorsque la péréquation a été inscrite dans la Loi constitutionnelle du Canada en 1982, l’élite dirigeante avait déjà commencé à démanteler les réformes limitées qu’elle avait mises en place dans le contexte du boom de l’après-guerre et d’une recrudescence de la lutte de la classe ouvrière, en particulier au cours de la décennie 1964-1974.
Un nouveau tournant a été pris dans la seconde moitié des années 1990. Le gouvernement libéral fédéral de Jean Chrétien et de Paul Martin a effectué des coupes massives dans les transferts qu’Ottawa verse aux provinces pour les aider à payer les soins de santé et d’autres services publics, dans le cadre des plus importantes réductions des dépenses sociales de l’histoire du Canada, puis a mis en place des baisses d’impôts massives sur les sociétés, les revenus des particuliers et les gains en capital, afin de redistribuer massivement la richesse en faveur des riches et des super-riches. Pendant ce temps, les prétendus rivaux politiques des libéraux, le gouvernement indépendantiste du Parti québécois (PQ) de Lucien Bouchard et Bernard Landry et le gouvernement progressiste-conservateur de l’Ontario dirigé par Mike Harris, ont également mis en œuvre des coupes massives dans les dépenses sociales et les impôts.
Depuis lors, la péréquation a effectivement imposé une austérité capitaliste «égalisée» dans toutes les régions du pays. Néanmoins, l’élite économique et politique de l’Alberta a dénoncé le programme avec de plus en plus de véhémence, le qualifiant d’«injuste» pour l’Alberta – longtemps la province la plus riche du Canada en raison de ses énormes réserves de pétrole – et le décrivant comme du «socialisme».
Le premier ministre de l’Alberta, Jason Kenney, s’est servi des attaques contre la péréquation au cours des quatre dernières années pour attiser le régionalisme de l’Ouest et faire appel à la base d’extrême droite du PCU. La proposition d’un référendum pour mettre fin à la péréquation a été promue agressivement par Brian Jean, le chef du parti d’extrême droite Wildrose, qui a fusionné avec les progressistes-conservateurs en 2017 pour former le PCU. Jean a perdu contre Kenney lors de la course à la direction inaugurale du PCU, mais Kenney a pleinement adopté la position de Jean sur la péréquation.
La stratégie référendaire du PCU a subi un coup dommageable en raison de la résurgence de la pandémie de COVID-19, qui est un résultat direct de la précipitation irréfléchie du PCU à supprimer pratiquement toutes les mesures de santé publique à partir du 1er juillet. Kenney a annoncé le référendum en juin dans l’espoir qu’une large majorité renforcerait la position de son gouvernement pour faire pression sur le gouvernement libéral fédéral et les autres provinces afin d’obtenir des concessions sur une longue liste de demandes.
Cependant, les discussions sur les questions liées au vote non contraignant ont été largement mises de côté par la vague d’infections de COVID, y compris chez les enfants d’âge scolaire, des hôpitaux submergés à travers la province et le refus consécutif de soins aux patients jugés les moins susceptibles de survivre. Il s’est également avéré politiquement peu commode pour Kenney et ses partisans de la droite dure de dénoncer la prétendue ingérence du gouvernement fédéral dans les affaires de l’Alberta, alors que la présence de personnel de santé d’autres provinces dans les hôpitaux débordés de la province contribue à prévenir une catastrophe encore plus grave.
Depuis qu’il a remplacé en 2019 le gouvernement du Nouveau Parti démocratique de la province, soutenu par les syndicats et favorable à l’austérité, le PCU de Kenney s’est donné comme priorité d’attiser le régionalisme albertain et de l’ouest, voire le séparatisme albertain pur et simple. Peu de temps après avoir pris les rênes du pouvoir, Kenney a mis en place le panel «Fair Deal» pour l’Alberta, composé de dirigeants d’entreprise, d’universitaires et d’alliés politiques, afin de mener une consultation publique sur les «griefs» de l’Alberta et de faire des propositions pour faire valoir les «intérêts de l’Alberta» et forcer un changement constitutionnel. La liste des propositions issues de ce processus comprend la création d’une force de police provinciale et d’un régime de retraite albertain, ainsi que la prise en charge de la perception des impôts fédéraux dans la province. Ces propositions faisaient écho aux appels à une plus grande autonomie de la province contenus dans la tristement célèbre «Firewall Letter» publiée après les élections de 2000 par sept néoconservateurs albertains de premier plan, dont le futur premier ministre canadien Stephen Harper.
Le débat déclenché par le groupe d’experts sur l’«accord équitable» a contribué à créer le cadre politique nécessaire à l’émergence de forces «Alberta First» encore plus agressives. Soulignant le soutien généralisé au sein du Parti conservateur fédéral au régionalisme de l’Ouest, voire au séparatisme pur et simple, quatre députés conservateurs ont signé, début 2020, la «Déclaration de Buffalo». Ils y dénoncent Ottawa pour avoir traité l’Alberta comme une «colonie», affirment que la province possède une «culture distincte» et menacent l’Alberta et la Saskatchewan voisine de faire sécession et de former un État distinct si leur «égalité» au sein du Canada n’est pas reconnue.
Lors d’une grande conférence organisée à Calgary par l’organisation Alberta Proud en janvier 2020 et largement couverte par les médias, des personnalités médiatiques et des dirigeants d’entreprise de droite, dont l’acolyte de Donald Trump Conrad Black, ont pris la parole. Dans son discours d’ouverture de l’événement, Black s’est insurgé contre la «persécution» du secteur énergétique de l’Alberta et a exigé que la province bénéficie d’une plus grande autonomie.
Le fait que de telles propositions régionalistes et même carrément séparatistes aient obtenu un soutien au sein d’une faction de l’élite dirigeante témoigne de l’aggravation de la crise du capitalisme canadien. La mondialisation de la production au cours des quatre dernières décennies a intensifié la lutte intercapitaliste pour les marchés, les ressources et les profits, exacerbé les rivalités entre grandes puissances et entre impérialistes, et alimenté les antagonismes centrifuges au sein des États-nations capitalistes établis de longue date, alors que les factions régionales de la bourgeoisie cherchent à établir leurs propres relations directes avec le capital financier international. Les mouvements motivés par cette perspective sont invariablement réactionnaires, cherchant à exploiter les différences régionales, ethniques, religieuses, culturelles ou linguistiques pour faire avancer une stratégie au profit d’une faction de l’élite patronale. Nombre d’entre eux s’insurgent, comme le font les régionalistes et les séparatistes albertains, contre l’utilisation de «leurs» impôts pour soutenir les régions «plus pauvres». Les exemples européens comprennent les mouvements séparatistes écossais, flamands, catalans et nord-italiens.
Dans le cas de l’Alberta, les pressions en faveur d’une plus grande autonomie régionale ou d’un séparatisme pur et simple sont motivées par les intérêts les plus mercantiles. Les grandes sociétés pétrolières et leurs partisans politiques affirment que leur volonté d’accéder aux marchés d’exportation pour le bitume de l’Alberta (pétrole des sables bitumineux) est bloquée par des gouvernements fédéraux qui font la sourde oreille aux élites traditionnelles de l’Ontario et du Québec et qui utilisent l’argent des impôts de l’Alberta pour financer des programmes sociaux dans les régions les plus pauvres de l’est du Canada. Ils calculent qu’une plus grande autonomie et un plus grand pouvoir pour l’Alberta lui permettront de réduire encore davantage sa réglementation commerciale déjà laxiste et ses taux d’imposition des entreprises, qui sont déjà les plus bas au Canada, afin d’attirer les investisseurs et d’intensifier l’exploitation de la classe ouvrière. Les partisans de cette stratégie cherchent à dissimuler leur programme de grande entreprise sous un chauvinisme anti-québécois virulent qui attire les éléments les plus arriérés, y compris les forces ouvertement fascistes.
Malgré l’antipathie des régionalistes de l’Ouest à l’égard de l’Est du Canada, en particulier du Québec, Kenney s’est vanté que sa stratégie politique était basée sur le «livre de jeu du Québec». Il s’agit d’une référence cynique à la campagne menée par une faction de l’élite québécoise depuis le début des années 1960 pour obtenir plus de pouvoirs pour le gouvernement provincial et l’utiliser pour renforcer la position de la capitale canadienne-française/québécoise. Pour rallier le soutien populaire à ce programme, les nationalistes québécois ont exploité les griefs concernant la discrimination à l’égard des Québécois et les services publics qui étaient nettement inférieurs à ceux de l’Ontario. Dans les années 1960 et 1970, les nationalistes québécois les plus agressifs, ceux qui ont fondé le PQ ou qui étaient dans son orbite, ont présenté leur programme comme une entreprise «de gauche», voire «socialiste». En fait, avec l’appui de la bureaucratie syndicale, le PQ et le nationalisme québécois ont été utilisés pour désorienter, isoler et faire dérailler une poussée massive de la classe ouvrière québécoise.
Au cours des quatre dernières décennies, les véritables intérêts de classe avancés par le mouvement nationaliste et souverainiste québécois sont devenus de plus en plus clairs, alors qu’il s’est tourné vers la promotion explicite d’un programme ethniquement et linguistiquement exclusiviste qui partage beaucoup de points communs avec l’extrême droite. L’actuel gouvernement de la Coalition Avenir Québec est connu pour alimenter le chauvinisme et la xénophobie, dénonçant les musulmans et autres minorités religieuses comme une menace pour les «valeurs québécoises».
Il n’est pas nécessaire de faire une concession à la politique profondément réactionnaire de Kenney pour reconnaître que son invocation du «livre de jeu du Québec» révèle que, bien qu’ils prennent des formes différentes, les programmes régionalistes et séparatistes avancés par les factions concurrentes de la bourgeoisie canadienne partagent le même contenu politique réactionnaire. Il s’agit de la recherche d’une augmentation de la richesse et du pouvoir pour une petite élite privilégiée, et de l’incitation à la division entre les travailleurs afin d’empêcher l’émergence d’un mouvement de masse unifié de la classe ouvrière, en opposition à l’austérité et à l’insécurité économique et aux inégalités sociales toujours plus profondes. Alors que la crise capitaliste mondiale s’aggrave, poussant des couches toujours plus larges de travailleurs à la lutte, la promotion des tendances régionalistes et séparatistes, et des forces d’extrême droite qui les soutiennent, est considérée par l’élite dirigeante comme essentielle pour contrecarrer l’opposition de la classe ouvrière.
Les travailleurs de l’Alberta doivent rejeter de façon décisive le programme régionaliste réactionnaire «Alberta First» de Kenney. Mais voter «non» au référendum sur la péréquation n’implique pas et ne devrait pas impliquer un soutien au gouvernement fédéral et à son programme de péréquation. Ni pour les forces, y compris les néo-démocrates, qui s’opposent à Kenney du point de vue de la défense de l’«unité nationale» et du maintien de l’État fédéral et de l’idéologie nationaliste canadienne: c’est-à-dire les principaux instruments politiques et idéologiques par lesquels le capital canadien exerce sa domination sur la classe ouvrière.
Les services publics essentiels comme la santé et l’éducation ne devraient pas être financés avec un budget restreint selon une formule conçue pour défendre les intérêts des sociétés canadiennes. Le gouvernement libéral de Trudeau a repris là où le conservateur Harper s’était arrêté en matière de dépenses sociales, imposant des augmentations inférieures à l’inflation sur les transferts de santé aux provinces tout en augmentant considérablement le budget de l’armée canadienne pour acheter les armes de guerre et de destruction les plus modernes.
La classe ouvrière doit s’opposer à Kenney et à ses partisans d’extrême droite, ainsi qu’à leurs adversaires factionnels au sein du gouvernement fédéral, avec ses propres méthodes et son propre programme: par la lutte des classes et une perspective socialiste. Seule la classe ouvrière, unifiée au-delà de toutes les divisions régionales, ethniques, linguistiques et autres divisions imposées artificiellement, peut mener une lutte pour réorganiser la vie socio-économique afin que la vaste richesse produite par les travailleurs, mais actuellement concentrée dans quelques mains au sommet de la société, puisse être déployée pour répondre aux besoins sociaux urgents, et non pour gonfler davantage les profits des sociétés.
(Article paru en anglais le 18 octobre 2021)